tiré du journal Le Devoir du mardi 9 août 2005.
Pierre Drapeau Professeur en écologie de la conservation au département des sciences biologiques et à l'Institut des sciences de l'environnement, Université du Québec à Montréal. Membre du Groupe de recherche en écologie forestière interuniversitaire (GREFI) et chercheur à la Chaire industrielle CRSNG UQAT-UQAM en aménagement forestier durable
Au début de l'été les conditions sèches et chaudes ont généré dans le nord du Québec une rafale d'incendies qui ont fait la manchette en raison de leur sévérité et de leur proximité des secteurs habités.
Les médias ont beaucoup insisté sur l'idée de catastrophe économique découlant de ces événements pour les communautés locales, qui dépendent fortement des ressources forestières. Une catastrophe qui, pour certains, vient s'ajouter à celle de la baisse des approvisionnements en bois résultant des recommandations de la commission Coulombe.
À l'inverse, pour d'autres, cette catastrophe offre une occasion d'atténuer les impacts économiques de la baisse annoncée de 20 % des approvisionnements de bois, car les plans spéciaux d'aménagement des bois brûlés ne seront pas assujettis à cette baisse.
Mais qu'en est-il au juste des forêts incendiées sur le plan écologique ?
Pas des déserts
Même s'ils ont souvent l'allure de paysages lunaires, ces milieux ne sont pas pour autant des déserts biologiques. Le feu façonne la dynamique de la forêt boréale depuis des millénaires. Sa diversité (végétale et animale) résulte en grande partie de la variété des écosystèmes générés par les incendies. Bien qu'ils soient morts, les arbres portent des réserves importantes de graines. Dans un environnement où les sols minéraux deviennent exposés à la suite du feu, ces semenciers morts vont contribuer à la régénération de la nouvelle forêt.
Différentes espèces sont associées aux divers stades de développement de la forêt, y compris aux sites récemment brûlés. Les arbres incendiés sont en fait à la base d'un réseau complexe de relations écologiques entre de nombreuses espèces animales et végétales.
Ainsi, même si un feu de forêt élimine généralement une grande partie de la faune locale et qu'une forte proportion des arbres sont consumés, de nombreuses espèces associées aux arbres morts encore sur pied (chicots) y trouvent des conditions de vie uniques pour accomplir leur cycle vital immédiatement après le feu.
De nombreux insectes, tels que les coléoptères xylophages (dont les larves se nourrissent du bois), colonisent les arbres morts après le passage du feu. L'abondance de ces insectes dans les brûlis récents est généralement suivie d'une invasion de prédateurs dont les oiseaux, en particulier les espèces qui sondent l'écorce pour s'alimenter.
En forêt boréale, tant au Québec qu'ailleurs en Amérique du Nord, le pic à dos noir est l'un des meilleurs exemples d'oiseau opportuniste qui profite de cette source concentrée de nourriture dans les peuplements récemment incendiés. Ce prédateur naturel creuse des cavités dans le bois mort pour se reproduire. Ces cavités sont, au fil des ans, occupées par d'autres espèces animales (oiseaux et mammifères). Ce réseau interdépendant d'espèces met en perspective le rôle clé des arbres incendiés dans le maintien de la diversité en forêt boréale.
La récupération des bois brûlés
Présentement, le ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF) élabore les plans spéciaux d'aménagement des territoires qui ont brûlé en début d'été. Les outils législatifs et réglementaires actuellement en vigueur pour ces plans ne tiennent pas compte des enjeux de diversité biologique et du rôle écologique des bois morts. Cette approche d'aménagement s'éloigne de l'esprit du rapport Coulombe, qui propose d'aménager le milieu forestier et ses ressources comme un tout dont la pierre d'assise est la conservation de la diversité biologique.
Cet aménagement écosystémique de nos forêts vise tous les stades de développement de la forêt, y compris les forêts récemment incendiées soumises à la récupération du bois. Il devient donc important de mettre en place des modalités d'aménagement qui prennent en considération le rôle écologique des arbres brûlés. Cela sous-entend non seulement de planifier dans les territoires incendiés ce que l'on récolte à des fins commerciales, mais également ce que l'on y laisse sur pied à des fins de conservation de la diversité biologique.
Pareille planification est certes plus complexe, mais elle est toutefois plus justifiable sur le plan écologique et risque de l'être également sur le plan sociologique, sachant qu'une forte proportion de la forêt incendiée est localisée dans les territoires habités par les communautés autochtones.
L'état des connaissances scientifiques sur les écosystèmes brûlés, tant au Québec qu'ailleurs dans le monde, permet maintenant d'envisager des stratégies d'aménagement originales qui peuvent concilier l'activité économique au maintien de la diversité biologique. La communauté scientifique est prête à travailler à la mise en oeuvre de ces solutions. Cette vision est également partagée par de nombreux fonctionnaires du MRNF et de la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU), les deux organismes directement concernés par la gestion des territoires brûlés.
Ces forêts constituent donc un premier banc d'essai quant à cette nouvelle manière de gérer la forêt du Québec proposée par la commission Coulombe. Il est à souhaiter que les nouveaux plans spéciaux intégreront d'autres valeurs que la valeur commerciale des bois brûlés. Prendre ce virage ne repose maintenant que sur la volonté politique du gouvernement du Québec.