Les études montrent que les coupes totales, utilisées sur plus de 85% des forêts affectées à l'exploitation du bois au Canada, pourraient impacter négativement la biodiversité et la productivité futures des forêts boréales du pays. L'épinette noire et le peuplier faux-tremble sont les deux espèces les plus abondantes à haute valeur marchande dans la forêt boréale de l'est du Canada. La valeur marchande plus élevée de l'épinette noire par rapport à celle du peuplier faux-tremble, la supposé exclusion compétitive du tremble par l'épinette au cours de la succession forestière, ainsi que l'absence de consensus sur le type de relation (positive, négative ou non significative) diversité-productivité dans le biome forestier boréal, incitent les aménagistes forestiers à orienter les opérations sylvicoles (éclaircie commerciale et pré-commerciale) de façon à exclure le peuplier faux-tremble des peuplements. Les relations dans les sols entre les espèces, généralement omises des études diversité-productivité en forêt boréale, semblent être la clé pour une meilleure compréhension des interactions entre ces deux espèces.
Cette thèse explore les interactions dans les sols entre l'épinette noire et le peuplier faux-tremble afin de déterminer si elles sont complémentaires vis-à-vis de l'utilisation des nutriments du sol dans les peuplements mixtes de la forêt boréale du Nord-Ouest du Québec. Dans un premier temps (Chapitres II et III), je caractérise les stratégies d'acquisition des ressources des deux espèces le long du profil du sol. J'insiste par la suite (Chapitre IV) sur l'azote (N) qui représente la ressource la plus limitante à la croissance des arbres en forêt boréale. A cet effet, les attributs racinaire (biomasse, densité de tissus et symbioses mycorrhiziennes) et foliaire (teneur en N, rapports isotopiques du N (?15N)) de l'épinette et du tremble ont été mesurés pour déterminer si les deux espèces absorbe les nutriments dans des horizons de sol différents. Une expérience in situ d'ajouts de deux formes d'isotopes stables de l'azote (ammonium et nitrate) a également été mise en place pour déterminer si les deux espèces ont des préférences différentes pour les deux formes minérales de l'azote.
L'analyse des attributs racinaire et foliaire a montré que l'épinette tire l'essentiel de sa nutrition azotée dans l'horizon organique tandis que celle du peuplier provient de l'horizon minéral. Les résultats montrent que l'épinette bénéficie d'un effet facilitateur du tremble sur les propriétés chimiques du sol pour adopter une stratégie intensive d'absorption des nutriments. Cette stratégie confère à l'épinette un avantage concurrentiel sur le tremble dans la couche organique. La diversité et l'abondance plus élevées des communautés mycorhiziennes associées aux racines de l'épinette que celles du peuplier faux-tremble dans l'horizon organique des peuplements mixtes démontrent une domination compétitive des communautés associées à l'épinette sur celle du peuplier faux-tremble; suggérant une exclusion compétitive du tremble par l'épinette dans l'horizon organique. Le peuplier faux-tremble maintenait la même biomasse de racines fines dans l'horizon organique et l'augmentait de 25% dans l'horizon minéral des peuplements mixtes par rapport aux peuplements purs. J'ai interprété ce patron comme un mécanisme d'évitement de la compétition, car l'augmentation de la biomasse de racines fines dans le sol minéral n'était pas le résultat de l'effet du mélange d'espèces sur les propriétés chimiques du sol. La diversité et l'abondance plus élevées des communautés mycorhiziennes du tremble que celles de l'épinette dans l'horizon minéral des peuplements mixtes suggéraient une domination compétitive du tremble sur l'épinette dans le sol minéral des peuplements mixtes. L'expérience d'ajouts d'isotopes a révélé une claire préférence de l'épinette pour l'ammonium et du peuplier faux-tremble pour le nitrate dans leur peuplement pur respectif. Ces préférences étaient inexistantes dans les peuplements mixtes où la cinétique d'absorption ou le facteur de fractionnement des deux formes d'isotopes de l'azote ajoutées ne différait pas entre les deux espèces.
Contrairement aux précédentes études, cette étude montre que l'épinette bénéficie de la présence du tremble sans impacter négativement l'acquisition des ressources de ce dernier. Les résultats suggèrent une exclusion compétitive du tremble par l'épinette qui ne se produit probablement que dans la couche organique du sol dans les peuplements mixtes. Une séparation spatiale plus forte des racines de l'épinette et du tremble dans les peuplements mixtes contribue à un partitionnement spatial de leur absorption de nutriments le long du profil du sol. La biomasse de racines fines plus faible de l'épinette dans les peuplements mixtes que purs a montré que l'épinette alloue plus de carbone (C) à sa croissance aérienne dans les peuplements mixtes que dans les peuplements purs où le C est principalement alloué dans le sol pour la recherche de nutriments. Ces résultats sont conformes à l'observation précédente selon laquelle les peuplements mixtes d'épinettes et de trembles ont un volume plus élevé de biomasse marchande avec un volume d'épinettes dont les tiges sont plus grosses que les peuplements purs d'épinettes (Légaré et al., 2004).
Ainsi, cette thèse suggère aux aménagistes forestiers du Québec de diversifier les pratiques sylvicoles à travers le paysage forestier selon les types de peuplements. Plus spécifiquement, je recommande de maintenir le tremble pendant l'éclaircie pré-commerciale dans les peuplements à dominés par l'épinette. La présence de trembles assurera une certaine stabilité aux peuplements dominés par l'épinette et réduira leur susceptibilité aux pertes de productivité liée à la paludification des sols. Dans les peuplements de trembles purs et mixtes, je recommande de promouvoir le mélange d'épinettes et de trembles. L'étude suggère qu'au-delà de leur coexistence en raison du partitionnement de leur absorption de nutriments dans les horizons de sol différents, l'épinette et le tremble utiliseraient aussi efficacement les nutriments disponibles dans le sol.